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On n’a pas pu rouvrir avant 16 h 30. Inutile de dire qu’on se barbait sérieusement, et depuis un bon moment déjà. On avait rangé la réserve, nettoyé le bureau de Sam, fait plusieurs parties de poker (Sam avait gagné cinq dollars et de la ferraille), et on était plutôt désœuvrés. Alors, quand Terry Bellefleur a poussé la porte de service, on n’était pas mécontents de le voir.

Terry faisait souvent office de bouche-trou au bar ou derrière les fourneaux, Chez Merlotte. La cinquantaine bien sonnée, Terry était un ancien du Vietnam. Il avait le visage salement amoché et, d’après ma copine Arlène, ce n’était rien à côté des cicatrices qu’il avait sur le corps. Ça ressort plus sur la peau des roux (bon, c’est vrai qu’avec tous les cheveux blancs qui gagnaient du terrain à vitesse grand V sur son crâne, il fallait encore le savoir qu’il était roux, Terry.)

Je l’aimais bien, moi, ce type. Il essayait toujours de me faire plaisir. Sauf quand il était dans une de ses mauvaises passes. Il ne fallait pas énerver Terry Bellefleur lorsqu’il était de mauvaise humeur. D’ailleurs, personne ne s’y serait risqué. Les nuits qui précédaient ces jours fatidiques étaient invariablement peuplées d’affreux cauchemars. Ses voisins pouvaient en témoigner : ils l’entendaient hurler pendant des heures.

Je ne lisais jamais, absolument jamais, dans les pensées de Terry.

Il avait l’air bien, ce jour-là. Il ne jetait pas de regards de bête traquée autour de lui, et ses épaules ne trahissaient pas cette tension presque palpable qui l’habitait par moments.

— Ça va, ma jolie ? m’a-t-il demandé en me tapotant le bras.

— Oui, merci, Terry, ça va. Je suis juste triste pour Lafayette.

— Ouais, c’était pas un mauvais bougre...

Venant de Terry, c’était un sacré compliment.

— Faisait son boulot, toujours à l’heure, laissait la cuisine nickel, jamais un mot plus haut que l’autre...

La perfection, pour Terry. Peut-être qu’il y parviendrait un jour. Il n’avait pas de plus grande ambition.

— Et puis, voilà qu’on le retrouve mort dans la voiture d’Andy.

— J’ai bien peur qu’elle soit un peu... un peu...

Je cherchais le mot le plus neutre possible.

— Ça partira au lavage.

Terry avait manifestement hâte de changer de sujet. Mais, comme il était bien placé pour en savoir plus, étant un cousin éloigné d’Andy, je lui ai demandé :

— Est-ce qu’Andy t’a dit ce qui était arrivé à Lafayette ?

— D’après lui, il aurait eu la nuque brisée et... il y aurait des marques... des preuves qu’on l’aurait... esquinté.

Il a détourné les yeux. « Esquinté », dans la bouche de Terry, désignait quelque chose de violent et de sexuel.

— Oh ! C’est horrible !

Danielle et Holly s’étaient approchées derrière moi, et Sam, qui allait déposer un sac-poubelle dans le bac à ordures extérieur, s’était figé à mi-chemin.

— Il n’avait pas l’air si... enfin, je veux dire, la voiture n’était pas si...

— Sale ?

— Oui.

— Andy croit qu’il a été tué ailleurs et transporté après.

— Beurk ! a fait Holly en portant la main à sa bouche. Arrêtez, là, c’est trop pour moi !

Terry a jeté un coup d’œil aux deux filles pardessus mon épaule. Il ne les avait jamais portées dans son cœur, ni l’une ni l’autre, sans que j’aie jamais su pourquoi (ni cherché à le savoir, d’ailleurs. J’essaie de ne pas me mêler de ce qui ne me regarde pas, surtout depuis que je peux un peu mieux me contrôler). Terry a gardé le regard braqué sur elles et, au bout d’un moment, je les ai entendues s’éloigner.

— Portia est venue chercher Andy, hier ? a-t-il repris après leur départ.

— Oui. Je l’ai appelée. Il n’était pas en état de conduire. Mais, maintenant, il doit m’en vouloir de ne pas l’avoir laissé prendre sa voiture.

Décidément, je ne serais jamais dans les petits papiers d’Andy Bellefleur.

— Elle n’a pas eu du mal à le trimbaler toute seule ?

— Bill lui a donné un coup de main.

— Bill ? Le vampire ? Ton homme ?

— Oui.

— J’espère qu’il ne lui a pas fait peur.

Il a dit ça comme s’il ne se rappelait plus que j’étais là. J’ai senti mes mâchoires se crisper.

— Je ne vois vraiment pas pourquoi Bill aurait terrorisé Portia Bellefleur.

Quelque chose dans ma façon de parler a dû arracher Terry à ses réflexions.

— Portia n’est pas aussi solide qu’on le croit, a-t-il rétorqué. Toi, par contre, t’es une vraie crème en apparence, mais à l’intérieur il y a un pitbull qui sommeille.

— Je me demande si je dois me sentir flattée ou si je dois te mettre mon poing dans la figure.

— Qu’est-ce que je disais ? Combien de bonnes femmes – ou de mecs, d’ailleurs – oseraient balancer un truc pareil à un taré dans mon genre ?

Il a souri (un sourire à la Scream, avec ses cicatrices). J’ignorais que Terry était parfaitement conscient de la sale réputation qu’il avait. Du moins, jusqu’à maintenant.

Je me suis dressée sur la pointe des pieds et je l’ai embrassé sur sa joue balafrée pour bien lui montrer qu’il ne me faisait pas peur. En retombant sur mes talons, je me suis rendu compte que ce n’était pas tout à fait vrai. En certaines circonstances, non seulement je me méfierais sérieusement de ce rescapé de Voyage au bout de l’enfer, mais je pourrais même en avoir une trouille bleue.

Terry a décroché un des tabliers blancs pendus sur le côté du comptoir, l’a noué autour de sa taille et s’est dirigé en silence vers la cuisine. On s’est tous remis au boulot. Ma journée de travail était presque terminée, puisque je devais partir à 18 heures. Le temps de me préparer, et je pourrais accompagner Bill à Shreveport. Je ne trouvais pas ça très normal de faire payer Sam pour la journée que j’avais passée à jouer aux cartes en attendant de pouvoir bosser, mais, après tout, ranger la réserve et nettoyer son bureau, ça n’avait pas été une partie de plaisir non plus.

La police a enfin rouvert le parking, et les clients ont débarqué en masse. Andy et Portia étaient parmi les premiers, et j’ai vu Terry se pencher par le passe-plat pour leur faire un signe avec sa cuillère en bois. Ils l’ont salué d’un geste de la main. Je me suis demandé quel était leur degré de parenté. Ils n’étaient pas cousins germains, ça, j’en étais sûre. Bon, c’est vrai qu’ici, on peut se dégoter des cousins, des oncles et des tantes sans qu’il y ait besoin du moindre lien de sang. Après la mort de mes parents, dans la crue qui avait emporté leur voiture sur un pont, la meilleure amie de ma mère s’était efforcée de venir chez ma grand-mère une ou deux fois par semaine avec un petit cadeau pour moi : je l’avais appelée tante Patty toute ma vie.

J’essayais de répondre aux questions des clients quand je le pouvais, tout en servant des hamburgers, des salades, du poulet-frites et de la bière. Les commandes se succédaient à un rythme infernal. Lorsque j’ai regardé la pendule, il était l’heure de partir. J’ai croisé ma remplaçante dans les toilettes. Arlène avait remonté sa chevelure flamboyante (d’un rouge plus vif d’au moins deux teintes, ce mois-ci) en un échafaudage de boucles qui cascadaient artistiquement derrière sa tête, et son pantalon moulant faisait savoir au monde entier qu’elle avait perdu trois kilos. Arlène avait déjà eu quatre maris et allait quotidiennement à la pêche au cinquième.

On a discuté du meurtre deux minutes, puis je lui ai fait un compte rendu rapide de mon service, avant de passer en coup de vent prendre mon sac dans le bureau de Sam et de filer par la porte de service.

 

Il ne faisait pas encore tout à fait nuit quand je me suis garée devant chez moi. C’est une maison ancienne située dans une clairière, à cinq cents mètres d’une petite route peu fréquentée. Une partie du bâtiment date de plus de cent quarante ans, mais la maison a été tant de fois remaniée, on y a ajouté tant de parties au cours des années, qu’elle n’a aucun cachet particulier. Ce n’est qu’une vieille ferme, de toute façon. C’est ma grand-mère, Adèle Hale Stackhouse, qui me l’a léguée, et j’y tiens comme à la prunelle de mes yeux. Bill m’avait bien proposé d’emménager chez lui, juste de l’autre côté du cimetière, mais je renâclais à l’idée de déserter mon territoire.

J’ai enlevé ma tenue de serveuse en deux temps, trois mouvements, puis j’ai ouvert l’armoire. Puisque nous allions rendre visite aux vampires de Shreveport, Bill me demanderait sûrement de faire un petit effort vestimentaire. J’avais du mal à comprendre pourquoi, vu qu’il ne supportait pas que qui que ce soit me drague. Mais il voulait toujours que je sois sur mon trente et un quand j’allais au Croquemitaine (un bar tenu par des vampires qui tournait essentiellement avec une clientèle de touristes).

Les hommes !

Comme je n’arrivais pas à me décider, j’ai filé sous la douche. Penser au Croquemitaine me rendait toujours nerveuse. Les vampires auxquels l’établissement appartenait faisaient partie de l’organisation qui était à la tête de leur communauté. Quand ils avaient découvert mes étranges facultés, j’étais devenue pour eux une marchandise intéressante. Seule l’entrée remarquée de Bill au sein de leur « gouvernement » (les vampires formaient une société parallèle autonome) avait garanti ma sécurité, c’est-à-dire mon droit de vivre où j’en avais envie et de faire le boulot que je voulais. En échange, j’étais tout de même obligée de me présenter quand on me convoquait et de mettre mes dons de télépathe à leur service – les vampires à tendance politique modérée avaient besoin de techniques douces (plus douces, en tout cas, que leurs précédentes méthodes : torture et terrorisme généralisé).

L’eau chaude m’a immédiatement fait du bien, et je me suis détendue en la laissant couler dans mon dos.

— Je peux venir ?

— Bon sang, Bill !

Le cœur battant à cent à l’heure, je me suis appuyée contre la paroi de la douche pour me reprendre.

— Désolé, mon amour. Tu n’as pas entendu la porte de la salle de bains s’ouvrir ?

— Non ! Pourquoi est-ce que tu ne peux pas crier : «Chérie, je suis rentré », ou un truc de ce genre ?

— Désolé, a-t-il répété sur un ton qui manquait singulièrement de conviction. Tu veux que je te frotte le dos ?

— Non, merci. Je ne suis pas d’humeur !

Ça l’a fait rire (du coup, j’ai pu voir que ses dents de vampire étaient rétractées), et il a refermé le rideau de douche.

Quand je suis sortie de la salle de bains, pudiquement enroulée dans une serviette, il était allongé sur mon lit, ses chaussures bien rangées sur le petit tapis, au pied de la table de chevet. Il portait une chemise bleu nuit, un pantalon droit et des chaussettes bleues assorties à sa chemise. Il s’était brossé les cheveux en arrière. Avec ses longues pattes, ça lui donnait un petit air rétro.

Il avait le front haut, d’épais sourcils et un long nez fin. Sa bouche ressemblait à celle des statues grecques – celles que j’ai vues dans les films, du moins. Il était mort à la fin de la guerre de Sécession (ou «la guerre de l’Agression nordiste », comme l’appelait ma grand-mère).

— Quel est le programme pour ce soir ? ai-je demandé. On y va pour le plaisir ou pour les affaires ?

— Être avec toi est toujours un plaisir, mon amour, a susurré Bill.

Pas la peine d’essayer de noyer le poisson : ça ne marche pas avec moi.

— Pourquoi cette virée à Shreveport ?

— On nous a convoqués.

— Qui, « on » ?

— Éric, évidemment.

Depuis que Bill s’était présenté aux élections et avait été nommé au poste d’investigateur de la cinquième zone, il était à l’entière disposition d’Éric – et sous sa protection. Ce qui signifiait, m’avait expliqué Bill, que quiconque s’attaquait à lui aurait affaire à Éric et que, pour Éric, tout ce qui appartenait à Bill était sacré. Y compris moi. Je n’étais pas ravie de faire partie des possessions de Bill, mais ça pouvait avoir ses avantages.

J’ai fait la grimace.

— Sookie, tu as passé un marché avec Éric.

— Oui, je sais.

— Tu dois tenir parole.

— J’en ai bien l’intention.

— Pourquoi ne mettrais-tu pas ton jean moulant ?

Ce n’était pas du vrai denim, mais une espèce de tissu stretch couleur jean. Bill m’aimait bien dedans, au point que je m’étais déjà demandé plus d’une fois s’il ne se faisait pas son petit fantasme Britney Spears. Cela dit, comme je savais pertinemment que ce jean m’allait très bien, je l’ai enfilé sans discuter et j’ai mis un petit haut à manches courtes décolleté qui se boutonnait devant. Et juste pour faire preuve d’un minimum d’indépendance (il ne fallait quand même pas qu’il oublie que je n’avais pas besoin de lui et que je faisais ce que je voulais), j’ai relevé mes cheveux en une queue de cheval haut perchée. J’ai caché l’élastique avec un ruban bleu attaché par des épingles et je me suis maquillée. Bill a bien regardé deux ou trois fois sa montre, mais j’ai pris mon temps. S’il tenait tant que ça à ce que j’impressionne ses copains vampires, il pouvait bien poireauter un peu.

On était dans la voiture, en route pour Shreveport, quand Bill m’a annoncé qu’il venait de monter une nouvelle boîte.

Pour ne rien vous cacher, je m’étais déjà interrogée sur les revenus de Bill. Manifestement, il ne roulait pas sur l’or. Il n’était pas pauvre non plus, d’ailleurs. Mais il ne semblait pas travailler. Ou alors, il le faisait pendant les nuits qu’on ne passait pas ensemble.

Je me doutais bien qu’un vampire de sa trempe pouvait s’enrichir facilement. Après tout, à partir du moment où vous pouvez contrôler plus ou moins les pensées des gens, il n’est pas très difficile de les persuader de se délester de leur argent, de leurs actions ou des bons tuyaux qu’ils ont pour les faire fructifier. Allez accuser un vampire d’extorsion de fonds ! En plus, avant que les vampires aient acquis une existence légale, ils n’avaient pas d’impôts à payer. Même le gouvernement américain devait bien admettre qu’on ne pouvait pas imposer les morts ! En revanche, si on leur donnait des droits, s’était-on dit au Congrès, si on leur donnait le droit de vote, notamment, on pouvait les obliger à payer des impôts.

Quand les Japonais avaient lancé sur le marché leur sang de synthèse, qui permettait aux vampires de « vivre » sans avoir besoin de sang humain, les vampires avaient fait leur coming out (ils étaient sortis du cercueil, en quelque sorte). «Vous voyez bien que nous ne sommes pas les prédateurs du genre humain, pouvaient-ils dire. Nous ne sommes plus une menace pour vous. »

Mais je savais que Bill ne prenait vraiment son pied qu’en buvant mon sang. Il avait beau suivre presque religieusement son régime à base de FloWital (la marque la plus connue de sang de synthèse), pour lui, rien ne remplaçait le plaisir de me planter ses crocs dans le cou. Il pouvait descendre sans problème son demi de A positif dans un bar bondé, mais s’il avait l’intention de se taper ses vingt-cinq centilitres de Sookie Stackhouse, on avait sacrément intérêt à faire ça en privé. Et pas seulement pour ne pas pétrifier d’horreur quatre-vingt-dix-neuf pour cent de la clientèle (le un pour cent restant faisant, bien entendu, partie des accros à l’hémoglobine) : le pouvoir érotique d’un verre de FloWital étant passablement limité, l’effet n’était pas vraiment le même...

— Et c’est quoi, ce nouveau business ?

— J’ai acheté une partie de la galerie du centre commercial au bord de la nationale, celui où il y a LaLaurie.

— À qui ?

— A l’origine, le terrain appartenait aux Bellefleur. Ils en ont confié la gestion à Sid Matt Lancaster, qui s’est chargé du projet de valorisation pour eux.

 

Sid Matt Lancaster avait défendu mon frère quelque temps plus tôt. Il arpentait tous les prétoires du comté depuis des lustres et il avait le bras long (bien plus long que Portia ne l’aurait jamais, en tout cas).

— Les Bellefleur vont être contents. Ça faisait plus de deux ans qu’ils essayaient de le refourguer. Et Dieu sait qu’ils ont besoin d’argent ! Tu as acheté le terrain ? Ça représente quoi comme surface ?

— Pas plus d’un demi-hectare. Mais c’est un bon emplacement, m’a répondu Bill avec une assurance de promoteur immobilier confirmé que je ne lui connaissais pas.

— C’est la partie de la galerie où il y a LaLaurie, un salon de coiffure et Tara’s Togs ?

Mis à part le country club, LaLaurie était le seul établissement de toute la région qui pouvait avoir quelques prétentions au titre de restaurant. C’était le genre d’endroit où vous emmeniez votre femme pour célébrer vos noces d’argent ; votre patron, si vous briguiez une promotion ; ou une fille, si vous teniez absolument à lui en mettre plein la vue. Mais j’avais entendu dire que le commerce battait de l’aile.

Je n’avais aucune idée de la façon dont on gérait une affaire, ni de la manière dont on effectuait des transactions commerciales. Quand on a tout juste réussi à se maintenir la tête hors de l’eau toute sa vie, ce n’est pas le genre de questions qu’on se pose. Si mes parents n’avaient pas eu la bonne idée de trouver un peu de pétrole sur leurs terres et de mettre de côté l’argent qu’ils en avaient tiré avant que le gisement ne soit épuisé, on n’aurait eu que nos yeux pour pleurer, Jason, Granny et moi. Par deux fois au moins, on avait failli vendre la maison de mes parents, rien que pour entretenir celle de Granny et payer les impôts. Il fallait bien nous élever, et elle était toute seule.

— Et alors ? Comment ça marche ? Tu es le propriétaire des murs et les trois boutiques te paient un loyer ?

Bill a hoché la tête avant d’ajouter :

— Donc, maintenant, si tu veux te faire coiffer, tu n’as plus qu’à aller au salon de coiffure de la galerie.

Je n’avais jamais mis les pieds chez un coiffeur. Quand j’avais des fourches, j’allais chez Arlène, et elle m’égalisait les pointes.

Je lui ai jeté un coup d’œil.

— Pourquoi ? Tu trouves que je suis mal coiffée ?

— Non, non, ce n’est pas ce que j’ai voulu dire, s’est empressé de répondre Bill. Seulement, si tu avais envie de... d’une manucure ou de... d’un brushing...

À la façon dont il prononçait «manucure », on aurait cru qu’il parlait une langue étrangère. J’ai réprimé un sourire.

— Et, a-t-il enchaîné, invite qui tu veux chez LaLaurie. C’est moi qui régale.

Cette fois, je me suis tournée vers lui et je lui ai lancé un regard noir.

— Tara est au courant : si tu vas t’habiller chez elle, tout sera directement porté sur mon compte, a-t-il poursuivi.

La colère me montait au nez. Je sentais que j’étais sur le point d’exploser.

— Donc, en d’autres termes, ai-je répondu, en me félicitant intérieurement de mon calme apparent, ils savent qu’ils doivent satisfaire le moindre désir de la poule du patron.

Bill a dû se rendre compte qu’il venait de faire une gaffe.

— Oh ! Sookie, je...

Ah, non, il ne s’en tirerait pas comme ça ! Mon ego en avait pris un coup. J’étais blessée dans mon orgueil. Je ne me fâche pas souvent, mais quand ça m’arrive, je ne fais pas dans la dentelle.

— Tu ne peux donc pas m’envoyer des fleurs, comme n’importe quel autre petit copain ? Ou des chocolats ? Tu sais que j’adore ça, les chocolats. Ou même un petit chat ou un foulard, est-ce que je sais, moi ?

— J’avais justement l’intention de t’offrir quelque chose... a-t-il commencé.

— Tu me donnes l’impression d’être une femme entretenue. En tout cas, c’est à coup sûr celle que tu as donnée à tous les gens qui bossent dans ces magasins !

Pour ce que je pouvais en voir à la lueur du tableau de bord, Bill semblait perplexe. On venait juste de passer le rond-point du lac Mimosa et j’apercevais les bois touffus, du côté de la route qui donnait sur le lac, dans la lumière des phares.

C’est à ce moment-là que le moteur s’est mis à tousser. Deux secondes après, il calait et la voiture s’arrêtait net. C’était un signe.

Bill aurait sûrement verrouillé les portières s’il avait deviné ce que j’allais faire, parce qu’il a eu l’air carrément scié quand j’ai bondi hors de la bagnole et que je me suis dirigée au pas de charge vers le bas-côté.

— Sookie, reviens ici tout de suite !

Il était fou de rage, maintenant. Sans même daigner jeter un coup d’œil par-dessus mon épaule, je me suis enfoncée dans les bois.

Je savais pertinemment que si Bill voulait vraiment que je retourne dans la voiture, je retournerais dans la voiture : il était vingt fois plus fort et plus rapide que moi. Après quelques secondes de plongée dans l’obscurité totale, j’ai presque regretté qu’il ne m’ait pas rattrapée. Mais mon ego s’est rebiffé, et j’ai compris que j’avais pris la bonne décision. Bill ne paraissait pas très bien saisir la nature exacte de notre relation, et j’avais la ferme intention de lui mettre les points sur les i. Il pouvait toujours aller voir à Shreveport si j’y étais et se débrouiller pour expliquer mon absence à son chef. Ça lui apprendrait !

— Sookie ! a-t-il crié du bord de la route. Je vais aller à la station-service la plus proche pour essayer de trouver un mécanicien.

J’ai marmonné dans ma barbe :

— Eh bien, bonne chance !

Une station-service avec un mécanicien à plein temps ouverte la nuit ? Il devait se croire encore dans les années cinquante, ma parole ! Ou sur une autre planète !

— Tu te comportes comme une gamine, Sookie, a-t-il repris. Je pourrais venir te chercher si je le voulais, tu le sais. Mais je ne vais pas perdre mon temps à ça. Quand tu te seras calmée, tu n’auras qu’à revenir à la voiture et t’enfermer à l’intérieur. J’y vais.

Monsieur avait sa fierté, lui aussi.

À mon grand soulagement (teinté d’inquiétude, tout de même), j’ai entendu ses pas s’éloigner. Vu la cadence, il avait mis le turbo. Zut ! Mais il était vraiment parti !

Bah ! De toute façon, il serait revenu dans quelques minutes, j’en étais certaine. Il ne me restait plus qu’à veiller à ne pas m’aventurer trop loin, sous peine de me retrouver dans le lac.

C’est qu’il faisait drôlement noir, sous les pins ! La lune n’était pas encore pleine, et les arbres faisaient de grandes flaques d’ombre qui se détachaient nettement dans la clarté opalescente.

J’ai fait demi-tour vers la route. Puis j’ai respiré un bon coup et j’ai commencé à marcher en direction de Bon Temps, c’est-à-dire en sens inverse de Bill. Je me demandais combien de kilomètres on avait parcourus avant notre petite conversation dans la voiture. Pas tant que ça, me disais-je pour me remonter le moral, tout en me félicitant d’avoir mis des chaussures à talons plats, et non des escarpins à hauts talons. Je n’avais pas pris de pull et, sur la portion de peau que mon petit haut laissait exposée à l’air, j’avais déjà la chair de poule. J’ai commencé à me mettre à courir gentiment, façon joggeuse du dimanche. Il n’y avait pas de lampadaires le long de la route, et si la lune n’avait pas été aussi claire, j’aurais vraiment eu la frousse.

J’étais justement en train de me dire que le meurtrier de Lafayette rôdait toujours dans les parages quand j’ai entendu des pas dans les bois.

Je me suis arrêtée. Les bruits de pas ont cessé aussitôt.

Je préférais en avoir le cœur net :

— OK. On ne va pas jouer au chat et à la souris. Qui est là ? Si je dois y passer, autant en finir tout de suite.

C’est alors qu’une femme est sortie du bois. À ses côtés se tenait un gros sanglier. Ses défenses luisaient dans l’ombre. Dans sa main droite, la femme tenait une sorte de bâton avec un truc au bout.

— Super ! ai-je marmonné en sourdine. Il ne manquait plus que ça !

La femme était aussi terrifiante que le sanglier, si ce n’est plus. J’étais sûre que ce n’était pas une vampire, parce que je captais un esprit en activité, mais elle n’était pas humaine non plus et le signal qu’elle émettait n’était pas très net. Je pouvais quand même percevoir la tonalité générale de ses pensées. La situation l’amusait !

Ça ne me disait rien qui vaille.

J’espérais que le sanglier était de bonne humeur. On en voyait rarement à Bon Temps. Il arrivait parfois qu’un chasseur en repère un, mais il était exceptionnel qu’il en ramène un spécimen. C’était le genre d’événement qui lui valait sa photo dans le journal. En tout cas, ce sanglier dégageait une puanteur abominable.

Je ne savais pas trop à qui m’adresser. Après tout, rien ne me garantissait que le sanglier était un animal. Il pouvait très bien s’agir d’un changeling. C’était l’une des choses que j’avais apprises au cours de ces derniers mois : si les vampires, que l’on avait longtemps pris pour des êtres imaginaires, existaient réellement, ils n’étaient pas les seuls. D’autres créatures, que les humains avaient toujours considérées comme tout droit sorties du cerveau embrumé des auteurs de fiction, étaient bel et bien de ce monde.

Comme j’étais nerveuse, j’ai adressé un grand sourire à la femme. Elle avait une longue crinière de cheveux sombres – de couleur indéterminée dans l’obscurité – et ne portait presque rien. Elle n’avait sur le dos qu’une sorte de large chemise de nuit assez courte, toute déchirée et tachée. Elle était pieds nus.

Elle m’a rendu mon sourire. Pour ne pas hurler, j’ai souri de plus belle, à en avoir mal aux mâchoires.

— Je ne vais pas te manger, m’a-t-elle annoncé.

— Ravie de vous l’entendre dire ! Et votre petit copain ?

— Oh ! Le sanglier ?

On aurait dit qu’elle venait de se rendre compte de sa présence. Elle s’est penchée pour lui gratter le cou comme on caresse un gentil chien. Les terribles défenses sont montées et descendues dans un hochement de tête qui ressemblait à un acquiescement.

— Il fera ce que je lui dirai de faire, a déclaré la femme d’un air détaché.

Pas besoin de traducteur pour percevoir la menace. J’ai essayé de paraître aussi détendue qu’elle, tout en jetant un regard circulaire autour de moi, à la recherche d’un arbre auquel je pourrais grimper en cas de besoin. Mais ceux qui se trouvaient à proximité n’avaient pas de branches assez basses pour que je puisse m’y hisser. C’étaient ce genre de pins qu’on faisait pousser par millions, dans le coin, pour le bois de charpente. Les branches commencent à environ cinq mètres du sol.

J’aurais dû y penser plus tôt : la voiture de Bill ne s’était pas arrêtée par hasard. Et notre dispute elle-même n’était peut-être pas une coïncidence.

— Vous vouliez me parler de quelque chose ?

En reportant mon attention sur la femme, je me suis aperçue qu’elle s’était approchée de plusieurs mètres. Je n’avais rien vu. Je distinguais mieux son visage, à présent, ce qui ne me rassurait pas du tout. Une tache sombre ourlait ses lèvres, et quand elle a ouvert la bouche, j’ai remarqué que le bas de ses dents était tout aussi noir.

— Je vois que vous avez déjà dîné.

Je me serais giflée.

— Mmm... tu es le nouvel animal familier de Bill ?

— Oui.

Je n’étais pas vraiment d’accord avec elle sur la terminologie, mais je n’étais pas en position de protester. Après avoir fait ce notable effort pour me montrer raisonnable, j’ai ajouté :

 

— Et il ne serait pas content du tout s’il m’arrivait quelque chose.

— Comme si la colère d’un vampire allait m’impressionner ! a-t-elle lâché d’un ton sarcastique.

— Euh... excusez-moi de vous demander ça, mais... vous êtes quoi, au juste ?

Elle m’a de nouveau souri. J’en frémis encore.

— Inutile de t’excuser. Je suis une ménade.

C’était un truc grec. Je ne savais pas trop quoi au juste, mais c’était une créature sauvage, femelle, qui vivait dans la nature, si mes souvenirs étaient exacts.

— Très intéressant, ai-je répondu en souriant de toutes mes dents. Et vous êtes là ce soir pour...

— Transmettre un message à Éric Nordman, m’a-t-elle annoncé en se rapprochant encore davantage.

Cette fois, je l’ai vue faire. Le sanglier suivait le mouvement en grognant comme si une corde invisible les reliait. L’odeur qui s’en dégageait était... indescriptible. Sa courte queue style balai-brosse se balançait en un va-et-vient incessant qui avait quelque chose de brusque et d’impatient.

— Et quel est ce message ?

J’ai relevé les yeux vers elle... et j’ai aussitôt tourné les talons pour prendre mes jambes à mon cou. Si je n’avais pas eu de sang de vampire dans les veines, jamais je n’aurais pu réagir à temps : j’aurais reçu le coup en pleine figure et en pleine poitrine. J’ai eu très exactement l’impression qu’un fou furieux d’une force colossale me balançait un râteau entre les omoplates et que les pointes se plantaient bien profondément dans ma chair pour me labourer jusqu’aux reins.

Sous la violence du choc, j’ai basculé et suis tombée face contre terre. J’ai entendu son rire derrière moi, suivi du grognement du sanglier. Puis le silence s’est installé, et j’ai compris qu’elle était partie. Je suis restée prostrée, à pleurer toutes les larmes de mon corps, pendant une ou deux minutes. Je retenais mes cris, haletant comme une femme en train d’accoucher pour tenter de maîtriser ma douleur. J’avais le dos en feu et j’étais folle de rage.

Je n’étais donc qu’un fax ambulant pour cette garce, cette... ménade ou je ne sais quoi ! Je me suis mise à ramper sur le sol, dans la poussière et les aiguilles de pin, m’écorchant sur les brindilles rugueuses et les cailloux tranchants. Je tremblais des pieds à la tête de douleur et de rage. Plus j’avançais, plus je sentais la colère monter en moi. Je me suis traînée par terre, centimètre par centimètre, jusqu’à ce que je ne sois plus qu’une loque sanguinolente même plus bonne à tuer. Je me dirigeais vers la voiture, pensant que c’était là que Bill aurait le plus de chances de me trouver. J’y étais presque quand je me suis dit que ce n’était peut-être pas une si brillante idée de me retrouver à découvert.

Dans mon esprit, « route » voulait dire « aide potentielle », mais il suffisait d’y réfléchir un peu pour se rendre compte que c’était une illusion. Tous les gens que l’on rencontrait la nuit, par hasard, n’étaient pas forcément de bons Samaritains. Je venais d’en faire la cruelle expérience. Et si je tombais sur une autre créature ? Une créature affamée, par exemple ? L’odeur de mon sang pouvait attirer des prédateurs. Il paraît que les requins sont capables de détecter la moindre goutte de sang à des kilomètres. Et qu’est-ce qui ressemble plus à un requin, version terre ferme, qu’un vampire ?

J’ai donc repris ma reptation en m’éloignant de la chaussée, où j’aurais fait une proie trop visible, pour me diriger vers les bois. Mourir sur la route comme un chien écrasé manquait singulièrement de panache ou, pour le moins, de dignité.

J’espérais que la douleur finirait par s’atténuer, mais elle augmentait de plus en plus et je n’arrivais pas à m’empêcher de pleurer. Je réussissais juste à ne pas sangloter : mieux valait éviter d’attirer l’attention. Mais des gémissements m’échappaient malgré moi, et je ne parvenais pas à réprimer mes tremblements.

J’étais si obnubilée par mes efforts pour faire le moins de bruit possible que j’ai failli rater Bill. Il longeait la route, en fouillant les bois des yeux. A sa façon de marcher, j’ai deviné qu’il était sur ses gardes. Il avait senti le danger.

— Bill...

J’avais murmuré mais, pour un vampire, c’était presque un cri. Bill s’est instantanément figé et s’est mis à scruter l’ombre des futaies.

— Ici.

J’ai dû retenir un sanglot, puis j’ai ajouté dans un souffle :

— Attention !

J’étais peut-être un appât. Au clair de lune, je parvenais à discerner le visage de Bill. Il était dénué de toute expression, mais j’étais sûre que, tout comme moi, Bill était en train d’évaluer les risques. Il fallait que l’un de nous se décide à bouger. J’ai réalisé que, si je réussissais à sortir de l’obscurité du sous-bois, Bill aurait au moins l’avantage de voir son agresseur arriver, si jamais une attaque se préparait.

J’ai allongé les bras, agrippé des poignées d’herbe à pleines mains et j’ai tiré. Absolument incapable de me mettre à quatre pattes, je ne pouvais que ramper avec une lenteur accablante. J’ai essayé de pousser avec mes pieds, mais, si peu qu’aient été sollicités mes muscles dorsaux, une douleur fulgurante m’a transpercée. J’évitais de regarder Bill : la fureur qui devait déformer ses traits risquait de m’attendrir. Sa colère était presque palpable.

— Qui t’a fait ça, Sookie ? m’a-t-il demandé à voix basse.

— Mets-moi dans la voiture et fichons le camp d’ici, je t’en prie.

Je sentais mes forces s’amenuiser. Il ne fallait pas traîner.

— Si je fais trop de bruit, elle va revenir.

Cette seule pensée me faisait frémir.

— Conduis-moi auprès d’Éric, ai-je ajouté en essayant de maîtriser le chevrotement de ma voix. Elle a dit que c’était un message pour Éric Nordman.

Bill s’est accroupi.

— Je vais devoir te porter, m’a-t-il prévenue avec douceur.

— Oh, non ! Il doit y avoir un autre moyen.

Mais je savais bien que non. Bill n’a pas hésité une seconde. Il a passé un bras sous mes épaules, a glissé l’autre entre mes jambes, et je me suis retrouvée sur son épaule.

J’en ai hurlé. J’ai néanmoins essayé de retenir mes sanglots pour ne pas l’empêcher d’entendre la ménade, si celle-ci approchait. La tentative n’a pas été très concluante. Bill s’est mis à courir le long de la route vers la voiture. Le moteur tournait déjà au ralenti. Il a ouvert la portière arrière et s’est efforcé de m’installer aussi délicatement que possible sur la banquette de la Cadillac. Peine perdue.

— C’est elle, ai-je dit quand je me suis sentie de nouveau capable d’énoncer deux mots intelligibles. C’est elle qui a provoqué la panne et qui m’a fait sortir de la voiture. Je me demande même si elle n’est pas à l’origine de notre dispute.

— On en parlera plus tard, m’a-t-il répondu.

Il filait déjà en direction de Shreveport, pied au plancher. Quant à moi, je me cramponnais au rembourrage de la banquette pour ne pas crier.

Tout ce que je me rappelle, c’est que ce maudit trajet a bien duré un siècle.

Je ne sais comment, Bill a réussi à me transporter jusqu’à l’entrée privée du Croquemitaine. Il a donné un grand coup de pied dans la porte.

— C’est quoi, ce boucan ? a grommelé Pam en ouvrant.

C’était une jolie vampire blonde que j’avais déjà vue une fois ou deux.

— Oh, Bill ! Qu’est-ce qui s’est passé ? Mmm... mais elle saigne ! s’est-elle ensuite écriée en se pourléchant les babines.

— Va chercher Eric, a ordonné Bill.

— Il était là il y a une...

Mais Bill ne l’a pas laissée finir. Il est passé droit devant elle d’un pas conquérant, tel un guerrier de retour de la chasse avec son gibier sanguinolent sur l’épaule. Mais je me sentais tellement mal qu’il aurait tout aussi bien pu m’exhiber sur la piste de danse ou me jeter sur le bar devant tous les clients. Au lieu de cela, il est entré comme un boulet de canon dans le bureau d’Éric.

— C’est ta faute ! lui a-t-il lancé.

Il m’a secouée comme pour attirer son attention, ce qui m’a fait gémir. Je voyais mal comment Éric aurait pu me rater, étant donné que j’étais la seule femme en sang dans son bureau (un jour maigre pour lui, j’imagine).

J’aurais bien aimé m’évanouir, tomber pour de bon dans les pommes. Mais non. J’étais juste un fardeau balancé sur l’épaule de Bill, un gros sac de douleur.

J’ai craché entre mes dents :

— Va te faire voir !

— Quoi ?

— Va te faire voir !

— Il faut la coucher sur le canapé, a décrété Eric. Laisse-moi faire... Oui, comme ça, sur le ventre.

J’ai senti une deuxième paire de mains m’empoigner les chevilles, puis Bill se contorsionner sous moi, et tous deux m’ont installée avec précaution sur le large canapé qu’Éric venait juste d’acheter (il avait l’odeur caractéristique du cuir neuf).

— Pam, va chercher le médecin, a ordonné Éric.

J’ai entendu des pas s’éloigner, et Éric s’est accroupi pour se mettre à ma hauteur – et ce n’était pas une mince affaire pour un homme aussi grand et baraqué, un type qui ressemblait très exactement à ce qu’il était : un ex-Viking.

— Que t’est-il arrivé ?

Je l’ai fusillé du regard. J’étais tellement hors de moi que j’avais du mal à parler.

— Je suis censée être un message à ton intention, ai-je répondu dans un murmure à peine audible. Une femme, dans les bois, a provoqué la panne de la voiture. Puis elle est venue vers moi avec son espèce de cochon sauvage.

— Un porc ?

Éric n’aurait pas eu l’air plus ahuri si je lui avais dit qu’elle se promenait avec un canari dans le nez.

— Un énorme sanglier, en fait. Elle a dit qu’elle voulait te transmettre un message. J’ai juste eu le temps de protéger mon visage, mais elle m’a frappée dans le dos. Ensuite, elle est partie.

— Ton visage ! Elle a voulu te défigurer ! s’est écrié Bill avec emportement.

J’ai vu ses poings se serrer le long de ses cuisses, et il a commencé à arpenter le bureau de long en large.

— Eric, a-t-il repris, les plaies de Sookie ne sont pas si profondes. Qu’est-ce qu’elle a ?

— Sookie, à quoi ressemblait cette femme ? a demandé Eric avec douceur.

Son visage était tout près du mien. Ses épais cheveux blonds me frôlaient presque la joue.

— Elle avait l’air d’une folle, voilà à quoi elle ressemblait. Et elle t’a appelé Éric Nordman.

— C’est le nom dont j’use ces derniers temps dans mes rapports avec les humains. Par «folle », qu’entends-tu au juste ?

— Ses vêtements étaient déchirés, et elle avait du sang autour des lèvres et sur les dents, comme si elle venait de dévorer un animal. Et elle portait une sorte de bâton avec un truc au bout. Elle avait les cheveux longs, tout emmêlés... A ce propos, mes cheveux... dans mon dos.

— Oui, je vois.

Il s’est efforcé de décoller les longues mèches que le sang faisait adhérer à mes plaies en coagulant.

Pam est revenue avec le médecin. Si j’avais cru qu’Éric parlait d’un médecin normal, du genre stéthoscope et abaisse-langue, je m’étais trompée. Ce docteur-là avait à peine besoin de se pencher pour me regarder dans les yeux. Pendant que la naine en question m’examinait, Bill, penché au-dessus d’elle, suivait les opérations avec une tension qui trahissait une angoisse bien réelle.

La naine portait une tunique et un pantalon blancs, comme tous les médecins de n’importe quel hôpital standard (enfin, comme les toubibs normaux, avant qu’ils ne se mettent à porter du vert, du bleu ou je ne sais quelle couleur fantaisiste qui leur passait par la tête). On ne lui voyait que le nez au milieu de la figure. Elle avait le teint très mat et des cheveux d’un brun mordoré incroyablement épais, presque crépus tant ils étaient frisés. Elle les avait fait couper très court (quand on a une pareille tignasse, question coiffure, on n’a pas vraiment le choix). Elle me faisait un peu penser à un hobbit. Peut-être que c’en était un, après tout – ma conception de la réalité s’était singulièrement assouplie au cours des derniers mois.

Dès que j’ai réussi à reprendre suffisamment mes esprits pour être capable d’aligner deux pensées cohérentes, je lui ai demandé :

— Quel genre de docteur êtes-vous, exactement ?

— Du genre qui soigne, m’a-t-elle répondu d’une voix étonnamment grave. Vous avez été empoisonnée.

— Alors, c’est pour ça que je n’arrête pas de me dire que je vais mourir, ai-je marmonné.

— Et dans très peu de temps, oui.

— Merci pour les encouragements, doc. Et qu’est-ce que vous comptez faire pour remédier à ça ?

— Nous n’avons pas vraiment le choix. Avez-vous déjà entendu parler des dragons de Komodo ? Leur gueule grouille de bactéries. Eh bien, les blessures de ménades sont tout aussi toxiques. Le dragon de Komodo mord ses proies et se contente de les suivre en attendant que les bactéries fassent le travail pour lui. Quand elles en ont fini, vous n’êtes déjà plus qu’à l’état de cadavre : son dîner est prêt.

Quant aux ménades, les souffrances prolongées de leurs victimes ne rendent le jeu que plus attrayant à leurs yeux. J’ignore si les dragons de Komodo y trouvent le même plaisir.

Merci pour la leçon de sciences naturelles, doc.

— Et qu’est-ce que vous pouvez faire ? ai-je insisté, les dents serrées.

— Je peux désinfecter les plaies, mais le poison sera toujours dans vos veines. Il faut vous faire une transfusion complète : vous vider de votre sang pour le changer intégralement. C’est un boulot pour les vampires.

Ce brave docteur semblait absolument ravi à la perspective d’une si fructueuse collaboration. Tout le monde allait se donner la main pour travailler sur la bête. Moi, en l’occurrence.

La naine s’est tournée vers les vampires, qui assistaient à la scène derrière elle.

— Si l’un d’entre vous avale une seule goutte de ce sang empoisonné, il le paiera très cher. Par comparaison, une morsure de dragon de Komodo ne serait qu’une simple formalité pour vous, les enfants, a-t-elle ajouté, avec un bon gros rire d’instructeur des marines lâchant la plaisanterie du jour pour dérider son commando avant l’assaut.

Je l’aurais tuée. J’avais le visage inondé de larmes tant je souffrais.

— Donc, a-t-elle repris, quand j’en aurai fini, chacun de vous lui fera une prise de sang à tour de rôle. Quelques centilitres, pas plus. Ensuite, je lui ferai la transfusion.

— De sang humain, ai-je précisé.

Je tenais à ce que ce soit bien clair. J’avais déjà reçu du sang de Bill, une fois pour survivre à des blessures multiples, et une autre fois à la suite d’une espèce d’examen, disons. J’avais aussi reçu du sang d’un autre vampire par accident, si bizarre que ça puisse paraître. J’avais immédiatement constaté des changements chez moi, des changements que je ne voulais pas accentuer en prenant une nouvelle dose. Le sang de vampire était devenu la nouvelle drogue à la mode chez les people, mais je la leur laissais sans regret.

— Si Éric peut faire jouer ses relations pour l’obtenir... m’a répondu la naine d’un ton détaché. La transfusion pourra être, sans problème, pour moitié synthétique. Au fait, je suis le Dr Ludwig.

— J’aurai le sang. On lui doit bien ça, ai-je entendu Éric affirmer, à mon grand soulagement. De quel groupe sanguin es-tu, Sookie ?

— O positif.

Encore une chance que mon sang soit si commun !

— Ça ne devrait poser aucune difficulté, m’a-t-il assuré. Tu peux t’en occuper, Pam ?

Il y a eu un nouveau bruit de pas dans la pièce. Le Dr Ludwig s’est soudain penché sur moi et a commencé à me lécher le dos. J’ai hurlé.

— Elle est médecin, Sookie, a dit Bill pour me raisonner. C’est sa façon de te soigner.

— Mais elle va s’empoisonner ! ai-je protesté, tentant d’invoquer un argument qui ne paraisse pas trop discriminatoire.

Franchement, je n’avais aucune envie de me faire lécher le dos, pas plus par une naine que par un vampire d’un mètre quatre-vingt-dix.

— C’est une guérisseuse, Sookie, est intervenu Éric d’un ton réprobateur. Tu dois accepter son traitement.

— Oh, bon, d’accord ! ai-je dit, sans même prendre la peine de cacher mon mécontentement. Au fait, je n’ai pas encore eu droit à des excuses de ta part, je crois.

Le sentiment de profonde injustice que j’éprouvais l’emportait désormais largement sur toute notion de prudence ou de simple instinct de survie.

— Je suis désolé que ce soit tombé sur toi.

J’ai réussi à tourner la tête pour lui lancer un regard noir.

— Ça ne suffit pas.

Je n’avais même plus conscience de prendre des risques. Je m’accrochais à cette conversation comme à une bouée de sauvetage.

— Angélique Sookie, toi qui es la beauté et la grâce incarnées, pardonne-moi. Je suis accablé à l’idée que cette ménade malfaisante et démoniaque ait pu oser violenter ce corps parfait et voluptueux qui est le tien, dans l’intention de faire parvenir un message à mon indigne et misérable personne.

— Je préfère ça.

J’aurais sans doute pu davantage apprécier les regrets d’Éric si je n’avais pas été étourdie de douleur en même temps (le traitement du bon Dr Ludwig ne ressemblait pas précisément à une séance de massage relaxant). Des excuses se devaient d’être soit sincères, soit, à défaut, recherchées. Comme Éric n’avait pas de cœur (littéralement), il pouvait bien s’efforcer de me distraire avec de belles paroles.

— Je suppose que le sens de ce message est une déclaration de guerre contre toi ? lui ai-je demandé pour essayer par tous les moyens d’oublier les agissements douteux de ce brave Dr Ludwig.

Je transpirais de partout. La douleur était devenue absolument insupportable. Les larmes coulaient sans discontinuer sur mes joues sans que je puisse les retenir. La pièce avait pris une drôle de teinte jaunâtre. Tout me paraissait étrangement mouvant, comme sur un bateau. Ça me donnait la nausée.

Éric a eu l’air surpris.

— Non, pas exactement, a-t-il murmuré d’un ton mystérieux, avant d’interpeller sa collaboratrice. Pam ?

— Ça arrive, a-t-elle affirmé.

— Commencez maintenant, a demandé Bill. Elle est en train de changer de couleur.

Je me suis vaguement demandé de quelle couleur je devenais. Je ne parvenais plus à garder la tête relevée, comme je m’étais efforcée de le faire jusqu’à maintenant pour avoir l’air plus alerte. J’ai posé ma joue sur le canapé. Ma propre sueur m’a immédiatement scotchée au cuir. La sensation de brûlure que provoquaient les griffures dans mon dos et qui se répandait dans mon corps tout entier s’est encore accrue, et j’ai crié parce que je ne pouvais tout simplement pas m’en empêcher. La naine a sauté à bas du canapé pour examiner mes yeux.

Elle a secoué la tête.

— Oui, si tant est que ça serve encore à quelque chose, a-t-elle maugréé avec une moue dubitative.

Mais, déjà, sa voix ne me parvenait plus que de très loin. Elle avait une grosse seringue à la main. La dernière chose que j’ai vue fut le visage d’Éric qui se rapprochait. J’ai eu l’impression qu’il me faisait un clin d’œil. Puis, tout à coup, ce fut le noir complet.

Disparition a Dallas
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